La Défense.
Lui a pensé que ça ferait du bien de voir ses congénères en armures, prêt pour le combat feutré des négociations commerciales.
Mais non, les autres passent, autour de lui.
Il n’est rien.
Ni marginal sans contrainte.
Ni salary-man mercenaire.
Ni équipier précieux.
Rien.
Et seul.
Plus tard, derrière le périph.
Il ne sait pas vraiment où il est. Il erre ce matin.
Surtout ne pas aller au bureau. Il ne se sent pas la force d’affronter les yeux de Mélanie.
Il est sur un pont.
Les voies du RER.
Il ne compte plus les trains…
Les wagons passent à vive allure. Derrière lui les automobiles hybrides et derniers-cris. Personne ne s’arrête, pourquoi le ferait-il ?
La vie passe autour de lui, sans l’atteindre, sans l’effleurer.
Le soleil d’avril, qui réchauffe le sang, lance ses photons sur les glandes endocrines et fait chanter les êtres vivants, les pousse vers leurs amants réciproques, gigantesques et massives productions naturelles d’hormones stéroïdiennes qui emplit les veines de tous les animaux, humains compris, peut-être même humains d’abord, eux et leurs jeux amoureux subtils.
Le printemps et son soleil ne s’arrête pas sur lui.
Un pont en banlieue, un désert industriel, une voie nationale très fréquentée, des marchandises, des employés, tous isolés dans leur petite bulle mécanique, et lui, très seul, complètement sourd à ce bouillonnement intérieur de testostérone. Quelque chose empêche les rayons du grand Zoroastre de l’atteindre.
Son téléphone vibre, c’est son avocat qui l’alerte que le tribunal a statué et liquidé sa société.
C’était prévu, attendu.
Tout est prêt.
Des jours, des mois, qu’ils bossent, à trois, avec surtout son assistante, Mélanie.
Son assistante ? Euphémisme odieux.
C’est son bras droit, le gauche. Sa mémoire, son savoir.
Tant de talent et d’abnégation.
Mélanie, licenciée.
Il n’arrive pas à avaler sa salive.
Ses yeux se mouillent.
Il attrape la rambarde pour ne pas pleurer, comme si en stabilisant son corps, il pourrait tenir face à la vague de regrets.
Sentiments mêlés.
Amertume, tristesse.
Mélanie, licenciée.
Il lance un coup de pied contre une tige de métal.
Cette fois ça sort. Un long sanglot. Des larmes, de vraies larmes, lourdes, nombreuses, un flot de larmes, bruyantes.
Il s’affaisse en pleurant.
Il se recroqueville, se liquéfie, le dos contre la barrière.
Il enlève ses lunettes, essuie comme il peut ses yeux humides.
Au feu un chauffeur le regarde atterré.
Lui se met à sa place, il doit voir l’archétype du jeune cadre dynamique, costume propre ajusté, coiffure impeccable et sans âge, visage lisse, sans tâche.
Il se relève.
Sans tâches ?
Il fait tourner son alliance. Toc nerveux.
Il appelle Mélanie.
Ils échangent longuement. Il se remet à marcher.
Finalement cet arrêté, c’est la fin d’une histoire. La Justice achève de son glaive aveugle l’agonie interminable d’un projet raté.
C’est triste, comme une petite mort, comme une rupture.
Des gens qu’on aimait, qu’on ne croisera plus.
Il a fallut couper, trancher le membre purulent, l’appendice social défectueux, arracher le cancer avant qu’il ne contamine le corps tout entier, et ne fasse tomber avec lui, les clients, les fournisseurs, les prestataires sociaux, et tout le microcosme humain qui gravite autour de la matière malade, tous ensemble imbriqués, enchevêtrés, tellement liés, que comme avec la gangrène, il faut amputer l’extrémité malade, bruler les cellules mortes, et peut-être épargner un peu le grand corps social.
Il appelle Mélanie et ça lui fait du bien. Ils parlent, ils répètent, que ça va aller, qu’ils ont les ressources nécessaires pour rebondir, ils bégaient les mêmes mots, pour ne pas se quitter, continuer encore un peu ce binôme fusionnel, si peu rentable économiquement, et qui les a pourtant tellement satisfait. Deux ans c’est peu, sept cent journées passées ensemble, au front de la grande guerre financière, aller chercher l’argent. Certains disent avec les dents.
Alors comme deux guerriers blessés, ils ont pris l’habitude d’avancer par deux, l’un veillant sur l’autre, dos à dos, prêts à riposter, on ne sait jamais d’où va venir l’attaque.
Dans la grande guerre économique, ils ont perdu une bataille, ils ont perdu une ville, ils se sont repliés.
Mais pas de répit dans ce monde là, dès demain ils seront au front, il faudra faire valoir ses compétences, l’expérience humaine et technique incroyable que confère une faillite, un échec. Un putain de plantage. Comment mieux apprendre ?
Il raccroche. À nouveau seul dans l’immensité urbaine.
Parfois, lorsque votre rythme est différent, on a l’impression que le flux d’humains en transit glisse sur vous comme peut le faire l’eau, le vent.
Ses congénères courent vers des missions variées, ils foncent, tête baissée, que rien ne les arrête, surtout pas les faibles, les pauvres, les vieux, les blessés, les étrangers, les femmes et leurs enfants, qui sait un jour, ils seront de ceux-là, alors en attendant, ils fusent, ils volent, ils glissent, vers ce quotidien que peut-être ils détestent, mais aujourd’hui pas d’états d’âme, il faut bosser, gagner, vaincre.
Il est revenu à la Défense, il contemple le flux incessant de travailleurs s’échapper de la bouche souterraine et son long tube digestif. Il voit le corps social vomir ses petites unités de labeur, régurgiter les mains, les cerveaux, qu’il a cueilli plus tôt, ailleurs.
Rebondir.
Chaque fois qu’il pense avenir, projets, ses pensées dévient et le ramènent à son échec.
Il n’est pas prêt. Il lui faut enterrer le cadavre.
Mieux, le brûler.
Répandre les cendres sur les ventilateurs d’un datacenter, que chaque particule, chaque unité mémoire se répande et refroidisse les trop fortes ardeurs de ses concurrents qui finiront comme lui, par connaître un échec.
Comment porter un deuil professionnel ?
Peut-on se draper de noir comme on peut le faire pour un proche ?
Faut-il consulter un médecin du travail ?
Ingurgiter sa dose de tranquillisants ?
Prendre une série de cuites dantesques, et vomir au petit matin en sortant d’un taxi ?
Toucher le fond ?
Baiser peut-être ?
Mais désire-t-il seulement ?
Dormir.
Lui voudrait dormir.