Alors celui-là il pique un peu, lecteur sensible passe ton chemin. J'ai partagé hier la vie d'une femme malade de se faire vomir. C'était bouleversant. C'est donc un texte bouleversé.
Se faire vomir.
Symptôme étrange.
TCA. Troubles des comportements alimentaires …
Un ou deux doigts dans la bouche.
Bien au fond, là où ça fait mal, où le corps dit « n’y va pas ».
Dépasser le « gag reflex », et enfoncer encore.
Appuyer, sentir les viscères qui s’inversent.
Le ventre qui se tend.
L’intestin grêle, l’estomac, l’œsophage, et finalement, la bouche, qui crache la nourriture plus ou moins liquéfiée.
Ou le nez, si sous la pression, le pharynx se trompe de direction.
Prenez quelques secondes pour vous penser vomissant une salade roquette-lardon-chèvre par le nez.
C’est long une feuille de laitue…
Ça prend du temps pour traverser les sinus.
Souvent, l’acidité gastrique brûle la cavité buccale ou la commissure des lèvres.
L’action s’accompagne d’un son réflexe reconnaissable entre tous. Grognement guttural qui évoque la douleur.
Toujours suivi du bruit émit lors de la rencontre du contenu gastrique avec le sol, ou l’eau. Comme une explosion, un jaillissement, une fontaine de merde qui retombe sur le sol. Splash …
On peut en rire.
On en rit souvent.
Mais ça brûle.
Ça tend et ça contracte.
Le dos, les épaules, les abdominaux.
Nœuds musculaires, vertèbres déplacées, épaules sur-tendues.
Un vrai terrain de jeu pour ostéopathe…
Dégueuler fait mal.
Avec un peu de chance, vous éviterez l’ulcère…
Et cette odeur de mort…
Acide. Tenace. Connue de tous.
Difficile de masquer cet odieux parfum.
On doit aussi parfois gérer les cheveux. C’est toujours pénible de ramasser un peu de déguelure dans sa précieuse coiffure…
Alors, ne pas vomir, c’est la règle.
On se doit de lutter pour garder.
On lutte contre un virus qui nous retourne l’estomac.
On lutte contre une voiture, une route sinueuse qui nous met des hauts le cœur.
On lutte contre un trop plein, un repas trop copieux.
On lutte contre l’alcool, le Beaujolais qui fait si mal en sortant, ou la tequila paf qui remonte sans prévenir.
Ne pas vomir, norme sociale indépassable.
Comme une règle non écrite, une tradition ancestrale, un tabou primitif.
D’ailleurs, celui qui vomi ramasse.
Pas de pire activité que de ramasser nos excréments.
La merde, le vomi, quelle différence ? Quelques heures de digestion ?
Des aliments plus ou moins digérés, plus ou moins reconnaissables.
Le vomi, comme les selles, c’est sale. C’est moche, ça pue.
Pourquoi ce dégoût pour les aliments plus ou moins digérés?
Est-ce simplement l’odeur ? Y a t-il un lien, conscient ou pas, avec la mort et les aliments ingérés ?
Car c’est notre nature de vomir.
Comme une adaptation. Un petit plus dans le jeu de l’évolution.
Entre deux espèces d’hominidés, celle qui peut régurgiter les feuilles de digitale ingurgitées par erreur possède un avantage concurrentiel sérieux dans la lutte à mort de l’évolution.
Mais nous, homo-sapiens-sapiens, « celui qui sait deux fois », qui a recensé, classé, analysé, décortiqué, reproduit, dosé, a t-il encore besoin de sa nature ? Avons-nous même encore une nature ?
Et pourquoi cette cloche de bronze pour emprisonner un réflexe naturel ancestral ?
Hier, ce qui pouvait nous sauver la vie, nous la sauve encore parfois, je pense aux délires éthyliques d’une jeunesse assoiffée de limites, est aujourd’hui asocial, relégué au bas fond de nos appartements, action forcément solitaire.
Parce-que la plupart de nos rutilantes salles de bain diffuse loin le drame que l’on voudrait cacher.
On sait tous lorsqu’un proche se purge.
Pas de murs assez épais.
La famille, les collègues, tout le monde devine ou devinera ce qui se passe dans les toilettes.
Provoquer l’expulsion.
Faire de la nourriture un poison.
Se sauver de la digestion.
Le faire de plus en silence.
Ne pas éveiller l’attention.
Contrôler l’incontrôlable.
Maîtriser tous les spasmes, le réflexe rachidien;
Vaincre son propre corps, sans arme que soi-même.
A genoux dans la pisse.
La tête comme un cul.
La bouche comme anus.
Chier de ses lèvres.
Tout à l’envers.
La tête posée sur un billot de faïence.
La tête là où l’on chie.
La tête là où l’on pisse.
La tête.
C’est l’humanité incarnée.
Le visage. Les yeux, la bouche.
Tout ce qui nous détermine, nous singularise.
La bouche. Les lèvres, la langue.
La parole. La bouche c’est l’organe qui dit, qui exprime.
Quoi de plus humain que de parler ?
Alors, utiliser la bouche pour chier, est-ce à dire qu’on va parler du cul ?
Ou est-ce pour ne pas faire, que l’on chie d’en haut ?
Tous les humains un jour se sont dit qu’ils voudraient ne pas chier.
Être humain, ne pas manger, ne pas chier, un esprit seul dans un corps sain.
Alors ?
Puisqu’il faut tuer la faim, mangeons, et pour ne pas grossir, vomir.
On peut alors manger toujours.
Manger, vomir. Manger, vomir.
Anorexie, boulimie, maladies de petites filles riches et gâtées ?
Y a t-il des jeunes femmes anorexiques au Darfour ?
Qu’est ce qui nous répugne autant ?
Pourquoi tant de douleurs à accepter ?
Qu’y a t-il de si différent entre manger et vomir ?
Mêmes canaux, même produits.
On fait entrer, ou sortir, de la nourriture.
Pourquoi ne pas laisser nos filles anorexiques vomir en paix ?
Pourquoi ne pas construire un meuble nouveau, où l’on les laisserai se purger facilement des aliments dérangeants ?
Faut-il ou non accepter ?
Notre société dicte le commandement impérial d’être jolie.
Quoiqu’il arrive. Tout le temps.
Être apprêtée. Affairée. Parfumée.
Ne pas l’être, c’est une vie ratée, qu’on le veuille ou non.
Une vie passée à courir après des mensurations canoniques, 90-60-90.
S’il le faut, et puisque nous avons faim, pourquoi ne pas vomir ?
Je voudrais tant comprendre, je voudrais tant t’aider. J’essaie de l’accepter, mais je n’y arrive pas.
Je joue de mes idées, quand tout mon corps me crie de te faire cesser.